Peau-de-Balle

 

On avait tellement l’habitude, au régiment, de l’appeler Peau-de­-Balle, que, maintenant, impossible de retrouver son vrai nom.

Aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, va pour Peau-de-Balle !

Un étrange type, ce Peau-de-Balle, mystérieux, flemmard comme une brigade de lézards, loyal à faire pâlir Bayard et sa descendance.

Je l’ai vu exécuter bien peu de corvées, mais jamais, au grand jamais, je ne l’ai entendu proférer le plus petit mensonge, tenter la plus mince carotte contraire aux lois de l’honneur.

Un matin, je me souviens, brrr... cochon de froid !

Le réveil était sonné, les hommes s’habillaient vite, maugréant contre le Dieu qui se fichait vraiment un peu trop du pauvre soldat.

Quelques hommes étaient restés au lit, des employés, des ordonnan­ces, Peau-de-Balle et moi.

Le sergent de semaine sortait de sa chambre, gueulant selon l’usage :

– Allons ! sac au dos, tout le monde en bas !... L’homme de cham­bre, ouvrez les fenêtres !... Les malades ?

– Moi, fis-je sous mes couvertures, d’une voix moribonde.

– Porte-moi malade aussi, cria Peau-de-Balle.

(Il tutoyait le sergent, l’ayant connu simple biffin.)

– Comment ! tu es malade, Peau-de-Balle ?

– Je ne te dis pas ça, je te dis de me porter, ça n’est pas la même chose.

À la visite, je racontai au major je ne sais quelle gastralgie, et, dans la crainte de ne pas être reconnu, je donnai sur mon mal des détails à faire dresser les cheveux d’une âme sensible.

(Les cheveux d’une âme ?)

Le major interrompit ma litanie et m’exempta de service pour un jour.

Puis vint le tour de Peau-de-Balle.

Contrairement aux autres malades, il s’avança d’un pas assuré, la physionomie paisible.

– Et vous ? fit le médecin.

– Ça va bien, docteur, je vous remercie... un peu froidement.

– Comment... ça va bien !... Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

– Il faisait tellement froid, ce matin, que je me suis fait porter malade pour rester deux heures de plus au lit.

Le docteur était jeune, bon garçon et jovial.

– À la bonne heure ! s’écria-t-il, j’aime mieux votre franchise que toutes les histoires à dormir debout que vient de me raconter votre camarade (c’était moi, le camarade). Exempt de service !

Nous passâmes la journée ensemble, chacun sur un lit voisin, enve­loppés dans les couvertures, comme les serpents précieux du Jardin des Plantes. Nous bavardâmes longuement.

Peau-de-Balle, très silencieux sur ses antécédents civils, me raconta une foule de détails sur sa vie militaire.

Engagé pour cinq ans, il arrive à la compagnie.

Le capitaine l’interroge :

– Vous savez lire ?

– Oui, mon capitaine.

– Écrire ?

– Oui, mon capitaine.

– Compter ?,

– Pas beaucoup, mon capitaine.

Le lendemain, le capitaine apprend que la recrue est bachelier ès sciences. Furieux, il interpelle le futur Peau-de-Balle.

– Dites donc, vous ! Vous vous êtes foutu de moi, hier !

– Mon capitaine ?

– Vous m’avez dit que vous ne saviez pas compter... et vous êtes bachelier ès sciences !

– Ça ne prouve rien, mon capitaine.

Malgré sa résistance, on mit Peau-de-Balle au peloton des élèves caporaux. Il ne cessa de protester.

– Je ne suis pas ambitieux, disait-il ; non, mon capitaine, non, je ne veux rien être.

– Mais alors, pourquoi vous êtes-vous engagé ?

– Justement, mon capitaine... pour être tranquille cinq ans.

Malgré tant de mauvaise volonté évidente, il fut nommé caporal au bout de peu de temps.

Le soir même de la nomination, le nouveau titulaire disparut, et on ne le revit que le surlendemain.

Le colonel, vexé, cassa Peau-de-Balle de son grade et le mit à l’ombre pour quinze jours.

Peau-de-Balle ne vit dans cette aventure que la joie d’être débar­rassé de ses galons rouges.

À l’issue de sa prison, Peau-de-Balle fut remis d’office élève capo­ral. Mais, cette fois, il trouva un biais.

Il y avait une place vacante d’élève tambour.

Peau-de-Balle la prit.

Dispositions étonnantes ! Les fla et les ra vibrèrent bientôt sous ses doigts exercés.

Au départ de la classe, Peau-de-Balle passa tambour en pied.

Nouvelle disparition, nouvelle prison, nouveau cassage.

Le capitaine, aussi entêté que Peau-de-Balle, insista pour qu’il fût élève quelque chose.

– Un bachelier ès sciences, que diable !

– Puisque je vous dis que j’ai été reçu par protection !

Élève musicien, cette fois.

Je ne veux pas fatiguer mes lectrices en leur contant la troisième édi­tion de la même histoire.

Qu’il leur suffise de savoir que, dorénavant, on laissa tranquille l’obstiné.

Peau-de-Balle reprit à la compagnie sa situation modeste de soldat de deuxième classe.

Très paresseux, il détestait les corvées. Contemplatif, il adorait et recherchait les factions.

Jamais une carotte, mais des façons à lui de couper aux choses péni­bles. Exemple :

– Peau-de-Balle, à la corvée d’ordinaire !

– Non, répondait Peau-de-Balle d’une voix calme, pas aujourd’hui.

– Pourquoi, pas aujourd’hui ?

Alors Peau-de-Balle croisait ses bras sur sa poitrine, regardait le caporal bien dans les yeux, lentement :

– Qu’est-ce que tu veux, disait-il, que j’aille foutre à la corvée d’ordinaire aujourd’hui ?

Vous me croirez si vous voulez, mais je vous affirme que le capo­ral, ainsi interpellé, n’insistait pas et s’empressait de commander un autre homme.

Et personne ne murmurait, dans la chambrée.

(Suggestion, peut-être.)

Un jour, Peau-de-Balle m’annonça, comme la chose la plus simple du monde :

– Tu sais, je m’en vais jeudi.

– Tu t’en vas... où ?

– Chez moi. Mon temps est fini.

– Et tu m’annonces ça... comme ça !

Véritablement, je m’étais pris, pour cet étrange garçon, d’une bonne amitié, et l’annonce brusque de son départ m’affligeait sincèrement.

Il s’en aperçut, et souriant drôlement :

– Moi aussi, je te gobais, et, pour te le prouver, je vais te laisser un cadeau. Écoute bien :

Quand tu seras de garde, demande à être de faction de nuit à la pou­drière.

Dans le hangar, sous un amas de bois, tu trouveras une échelle, tu la tireras, et tu l’appliqueras contre le mur, près de la fenêtre où se trouve un pot de géranium.

Tu siffleras l’air de la Romance de l’étoile, tu sais : Ô douce étoile, astre du soir, toi que j’aime toujours revoir... et tu attendras. Une dame descendra. Elle sera un peu étonnée de te voir. Tu lui expliqueras que mon temps est fini et que je suis parti. Elle pleurera. Tu la feras asseoir dans le hangar, sur les madriers, et tu la consoleras.

Peau-de-Balle quitta le régiment.

Le lendemain de son départ, j’étais de garde, remplaçant un cama­rade, ébahi de ma complaisance.

La nuit vint.

.............................................

 

Je vous raconterai le reste un jour que j’aurai une minute à moi.

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